Énergie : les entreprises doivent se préparer à un profond changement de paradigme
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21 mars 2023
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L’impératif écologique et les tensions géopolitiques actuelles créent des tensions sur le marché de l’énergie qui placent les entreprises dans une situation complexe. Alors que leurs coûts explosent, les solutions qui s’offrent à elles les forcent à des transformations radicales.
Emmanuel Grand, économiste de l’énergie au sein de FTI Consulting Paris, et Thierry Miremont, en charge de l’activité Corporate Finance & Restructuring, expliquent pourquoi la crise énergétique en cours doit servir d’électrochoc aux entreprises et comment elles doivent aborder la profonde transformation qu’elle impose.
Un choc énergétique aussi bien conjoncturel que structurel
La crise énergétique que nous traversons est indiscutablement le résultat de multiples facteurs. D’un point de vue structurel, la politique environnementale de l’Union Européenne et de ses Etats Membres, en particulier la trajectoire imposée en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), a constitué un premier bouleversement. En avril 2021, les négociations entre les 27 ont en effet fixé un objectif de réduction des émissions de CO2 à 55 % d’ici 2030 par rapport au niveau de 19901 (Figure 1). Un défi extrêmement ambitieux que les entreprises ont, pour la plupart, d’ores et déjà pris à bras le corps en s’engageant dans des cycles de productions plus verts et dans une remise à plat de leurs politiques énergétiques.
Figure 1 : Evolution des émissions de gaz à effet de serre, et projections à 2030, en million de tonnes équivalent CO2
Source : Eurostat
Mais le contexte actuel très volatil n’aide certainement pas ces entreprises dans leur volonté de transformation. Il est vrai que depuis 2020 et le début de la crise du covid, l’ensemble des marchés des matières premières a connu de forts mouvements conjoncturels, parfois extrêmes et surprenants de prime abord : tout le monde se souvient ainsi qu’en avril 2020, au plus fort de l’épidémie de covid-19, le prix du baril de brut américain était tombé sous le seuil de… 0 dollar ! (Figure 2.) Il était ensuite remonté jusqu’à près de 130 dollars au moment de l’invasion russe en Ukraine en février 2022.
Figure 2 : Cours historique du baril de pétrole (WTI) depuis 2019, en USD/baril
Source : Energy Market Price
Il est indéniable que cette guerre, en plus de l’instabilité géopolitique qu’elle entraîne, n’a pas aidé à stabiliser une situation économique déjà très précaire depuis deux ans. Sur le marché du gaz par exemple, d’ordinaire très cyclique, les prix comme la volatilité2 ont ainsi atteint des sommets au cours des derniers mois, mettant en difficulté nombre d’entreprises. Le gaz étant indispensable pour faire tourner les centrales électriques ou se chauffer, il n'est pas surprenant que certaines sociétés aient été contraintes de prendre des mesures radicales en France : celles dont les modèles économiques extrêmement énergivores ont provoqué une explosion des coûts se sont ainsi vues forcées de fermer leurs portes pendant plusieurs semaines, à l’instar du producteur d’engrais Yara ou de la Jurassienne de Céramique. Le métallurgiste Arcelor Mittal et le chimiste Borealis s’en sont quant à eux sortis en réduisant leur production.
Figure 3 : Evolution du cours du gaz naturel spot (TTF), et volatilité du prix en comparaison au cours à M-1 (TTF) depuis 2019, en EUR/MWh et %
Source : Energy Market Price
La période actuelle correspond donc clairement à la transition d’un monde où les prix de l’énergie étaient stables et abordables à un monde où ils sont devenus volatils et onéreux. Pour les entreprises, cela signifie qu’il faut être beaucoup plus actif dans la gestion des approvisionnements, afin d’être à la hauteur des défis qui se présentent. Qu’il s’agisse de brusques variations des prix du gaz ou d’électricité, de décisions réglementaires interdisant ou taxant certains procédés ou vecteurs énergétiques non décarbonés, ou encore de la possible survaleur réalisable dans des produits bas carbone sous certaines conditions.
Les solutions pour surmonter le choc énergétique
Des solutions pour surmonter ce choc énergétique existent bel et bien, mais elles impliquent une vision stratégique de long terme du marché et une profonde adaptation des entreprises. En aval de leur chaîne de valeur, la solution la plus évidente qui se présente à elles est certainement de répercuter la hausse des coûts sur le client. Une solution déjà très largement adoptée et qui permet d’amortir le choc sur l’ensemble des parties prenantes, chaque entreprise étant à la fois fournisseur et client. Mais la simple hausse des prix, indexée sur l’évolution volatile des cours de l’énergie, ne saurait suffire à répondre à tous les défis : cela ne permet ni de produire la stabilité que recherchent certains clients en aval, ni de réduire les risques sur l'approvisionnement en amont, élément indispensable à l’investissement de long-terme d’une entreprise.
Les entreprises doivent donc se transformer en profondeur et de façon pérenne. Cela passe d’abord et avant tout par une interrogation de leur modèle de production et une révision de la stratégie d’approvisionnement, afin de mieux maîtriser les risques, notamment ceux liés à la volatilité des prix, à la disponibilité et à l’origine des produits, et à leur empreinte carbone. À quel rythme engager la réduction des énergies fossiles dans leur mix énergétique ? Quel contenu carbone viser sur les différents vecteurs énergétiques ? Quelle traçabilité géographique exiger des fournisseurs d’énergie concernant leur production ? Sur quelle base contractuelle organiser ses approvisionnements ? Quelle part contractualiser à long-terme auprès de producteurs d’énergie et quelle part réserver au marché libre court-terme ? Les réponses à ces questions dépendront d’abord de la situation de chaque entreprise, en termes d’enjeu financier lié à l’énergie, du type d’engagement contractuel de ses clients, de la pression concurrentielle, et des attributs bas carbone valorisables auprès de certains clients.
Ces transformations ne seraient toutefois pas suffisantes si les entreprises n’agissaient pas également sur l’efficacité énergétique de leurs propres processus, afin de permettre une optimisation de leurs achats externes d’énergies. Il est donc capital qu’elle réussissent à adapter leur production pour mieux maîtriser leur consommation et être plus efficaces : cela peut se faire à l’aide d’équipements réduisant les pertes, via le renouvellement du matériel de production, ou encore par une flexibilité accrue des équipes afin de profiter des périodes de variation des prix (par exemple la nuit, lorsque les prix de l’électricité baissent). Une entreprise comme la SNCF a ainsi parfaitement compris comment s’adapter pour faire des économies : le plus gros consommateur d’électricité français envisage ainsi de faire ralentir ses trains sur de courtes durées, lorsque les prix de l’électricité sont en hausse, pour les réaccélérer lorsque les prix redescendent, tout en maintenant les horaires prévus en gare.
Figure 4: Représentation schématique du mécanisme d’effacement3 proposé par la SNCF
Source : « Smart grid ferroviaire : SNCF innove pour saisir de nouvelles opportunités énergétiques »,SNCF, FTI Consulting
Pour les entreprises les plus engagées, maîtriser sa consommation en énergies peut se traduire par le développement d'une autosuffisance énergétique, via notamment l’autoproduction d’énergies renouvelables sur site (panneaux solaires, éolien, géothermie…) et des solutions de stockage. Cela revient à internaliser le contrat d’approvisionnement et permet même de revendre le surplus d’énergie produit. Mais ces solutions nécessitent souvent d’importants investissements à étudier de près, et, si cela peut être plus facilement envisageable en matière d’électricité, tous les acteurs ne peuvent pas s’improviser producteurs de pétrole ou de gaz.
Enfin, quelles que soient les solutions envisagées pour surmonter le choc énergétique, il est par ailleurs indispensable que les entreprises disposent d’un système d’information performant qui puisse leur fournir des données précises, fiables et actualisées. C’est sur la base de ces données qu’elles pourront prendre les décisions les plus appropriées et asseoir leurs demandes sur des bases légitimes. Mais c’est aussi de cette information renforcée que les entreprises pourront tirer parti de revenus additionnels liés à la flexibilité à court-terme de leur consommation (via des outils comme l’effacement piloté), et la traçabilité carbone de leurs produits potentiellement valorisables auprès d’investisseurs et clients.
Une démarche globale
Nous avons donc vu qu’afin de maintenir une compétitivité et une prévisibilité des coûts indispensables au développement de l’entreprise, la crise énergétique demandera dans bien des cas de repenser profondément le modèle économique des entreprises. Une démarche globale semble en effet nécessaire pour maîtriser les soubresauts à venir de la transition énergétique en cours, probablement heurtée, mais également pour tirer parti de nouvelles créations de valeur par une optimisation énergétique renforcée, une traçabilité supérieure des intrants, et une décarbonisation véritablement pilotée.
Pour en savoir plus :
1: « Loi européenne sur le climat: les députés confirment l’accord sur la neutralité climatique d’ici 2050 », Parlement Européen, 24 Juin 2021
2: Volatilité réalisée sur la base d'une observation de 30 jours et annualisée sur la base du nombre de jours de cotation
Date
21 mars 2023
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Senior Managing Director